Les Iles Marquises

Par Pierre Ottino et Marie-Noëlle De Bergh-Ottino

 

Cadre historique

Le Fenua Enata1, proche de l'équateur, s'étire sur 350 kilomètres. Il est divisé en deux groupes séparés par un espace maritime d'une centaine de kilomètres ; ceci n'empêcha nullement les contacts inter-insulaires mais favorisa l'émergence de particularismes régionaux. Son éloignement, de tout continent notamment, lui valut un endémisme* prononcé et le maintien des siècles durant, avant l'arrivée des Européens, hors du circuit d'échanges soutenus que connaissaient les archipels gravitant, par exemple, autour des îles de la Société ; toutes ces cultures polynésiennes, apparentées, avaient toutefois toujours entretenu des liens. Elles étaient issues d'un même creuset, celui où s'élabora l'univers austronésien qui s'étend à travers le Pacifique jusqu'à Madagascar. C'est ainsi qu'il y a environ 7000 ans naquit, dans ces régions côtières du Sud-Est Asiatique, la souche proto-austronésienne* de bien des langues océaniennes.

Ces peuples avaient domestiqué de nombreuses plantes qu'ils propagèrent au cours de leurs déplacements. Ils étaient horticulteurs, confectionnaient leurs étoffes à partir d'écorces battues, maniaient l'herminette... et possédaient des pirogues à balanciers. Ils progressèrent au cours des millénaires à travers un univers de plus en plus insulaire, pour pénétrer le Pacifique occidental il y a plus de 4000 ans. C'est ainsi que se peuplèrent petit à petit les trois grandes aires d'Océanie : Micronésie, Mélanésie et Polynésie. Entre la seconde moitié du deuxième millénaire et les derniers siècles avant J.-C., dans les îles de Polynésie occidentale et mélanésiennes voisines, se mirent en place les éléments déterminants d'une culture se différenciant, peu à peu, des modèles existants. Le processus de peuplement de la partie plus orientale du Pacifique, allant de Hawaii à la Nouvelle-Zélande et à l'île de Pâques, n'est pas encore pleinement élucidé mais se mit en place aux alentours du début de notre ère. Pour l'heure, l'archipel est encore au centre des recherches, avec le nord des Australes et les îles Cook qui appartiennent toutes deux à une même aire culturelle ; l'ancienneté de celle des Marquises ressort des résultats archéologiques, du type de matériel recueilli, de leur datation, des données linguistiques...

Au cours de la longue période d'occupation qui précéda celle où s'établirent les contacts avec les Européens, les vallées devinrent le territoire de groupes familiaux qui développèrent un mode de société bien polynésien, au caractère très peu hiérarchisé toutefois par rapport à celui de Hawaii et Tahiti notamment. Aucune famille n'établit durablement son autorité sur l'ensemble d'une île et toutes marquèrent une volonté farouche à maintenir l'autonomie de leur territoire (fenua) ainsi que leur capacité à coopter un chef conforme à leurs attentes et donc révocable.

Les estimations anciennes de la population ont varié entre 100.000 et 50.000 habitants, 35.000 étant un chiffre plus vraisemblable, pour chuter autour de 2.000 en quelques dizaines d'années de la fin du XIXe aux années 1920. Cette population avait été frappée de plein fouet par quelques épidémies, une sensibilité très grande aux maladies pulmonaires, la syphilis, l'alcoolisme, l'efficacité des armes à feu, etc. L'effondrement de sa culture, battue en brèche par l'instauration de nouvelles lois religieuses et civiles, convainquit les anciens qu'il leur fallait s'adapter ou disparaître et que toute transmission de savoir aux jeunes était pratiquement sans objet. Seuls quelques usages, attitudes ou réflexes pratiques, affectifs ou "superstitieux", conservèrent un peu de poids, bien peu au bout du compte. L'intérêt économique assez relatif de l'archipel, fit en sorte que celui-ci ne fut jamais le cadre d'une implantation coloniale massive ce qui, au cœur d'un immense abandon, laissa place à un grand vide mais aussi à une forme de liberté qui protégea les Marquisiens, dans une certaine mesure...

 

Aperçu de l'ancienne société marquisienne.

Elle s'organisait en grandes lignées qui entretenaient un tissu d'alliances (à travers ramages* et clans) dépassant largement les lignes de crêtes d'une vallée. Ce réseau confortait leur assise sur tout l'archipel ou, plus modestement mais aussi plus fréquemment, sur une île ou deux, et était utile en cas de conflit ou lors des pénuries qui affectaient le pays. Deux grandes articulations en étaient les fondements : d'une part l'unité tribale, de l'autre, la maisonnée du guerrier. Au sein de ce modèle, chaque vallée pouvait se distinguer par quelques variantes ; elles existaient pour tout : le vocabulaire, l'éventail des interdits, les motifs de tatouage... mais un même esprit océanien présidait toujours.

Cette société était assez flexible pour laisser en principe aux individus qui en avaient les capacités les fonctions qui correspondaient à leurs mérites, hommes ou femmes. Les membres de lignées de chefs (haka'iki), l'ensemble des prêtres (tau'a) et des artisans spécialisés (tuhuna) occupaient des rôles déterminants ; la population suivait en apportant son assentiment et sa collaboration. Ce qui distinguait les uns des autres était l'ampleur de la protection des interdits (tapu) qui entouraient le groupe ou la personne du fait de la naissance ou d'événements temporaires. Etre membre à part entière de cette société supposait d'en connaître et d'en respecter les règles, d'où une période d'observation et de formation s'achevant par l'accomplissement d'une tâche précise. L'intégration était ensuite sanctionnée par un ou plusieurs motifs de tatouage bien définis présentés à tous sur le lieu public (tohua) ; ils marquaient la naissance au groupe. Ceci était vrai pour les jeunes du clan, garçons et filles, comme pour les personnes extérieures et le resta tant que ce système social perdura.

Malgré l'absence apparente de signes notoires de hiérarchie qui frappa les étrangers, celle-ci n'en existait pas moins à travers un système subtil de multiples droits et tapu (interdits), avantages le plus souvent très concrets mais aussi devoirs parfois très lourds, qui constituaient en particulier la marque des chefs. Cet aspect était plus sensible, pour un regard extérieur, lors de manifestations communautaires : réunions, fêtes... où tout était soigneusement ordonné en fonction de multiples distinctions : classes d'âge, sexe, groupes sociaux... correspondant à la logique qui voulait que chacun ait une place et un rôle particulier. Contrevenir à la tradition pouvait entraîner de graves désordres dans le fonctionnement d'un monde où homme et nature voyaient leurs intérêts se confondre ; toute offense aux préceptes d'ancêtres élevés au rang de divinités risquait d'avoir pour conséquence la maladie (lèpre, cécité), la mort... provoquées par les prêtres, les chefs ou les éléments naturels : sécheresse, pluies torrentielles, pénuries, mauvaises récoltes...

Pratiquement ceci permettait à la fois de régler les comportements, en évitant toute cohue ou désordre par exemple, et de gérer les ressources essentielles à la survie du groupe, qu'elles soient alimentaires ou autres.

En outre, chaque membre de la communauté jouait le rôle d'un maillon, l'idée de succession ou de chaîne humaine faisant partie des images fréquentes de l'iconographie et de la tradition orale, que ce soit celle de lignée ou d'individu devenu complet par association à l'autre. La société reposait pour beaucoup sur cette notion et sur ses spécialistes au degré de compétence divers : les tuhuna. La plupart des activités importantes ou des objets ayant une fonction précise, indispensable à un moment ou un autre de la vie du clan ou de l'archipel, étaient obtenue auprès d'un maître en la matière, d'une famille, parfois d'une vallée ou même une île, seuls à posséder un savoir que personne n'avait à pénétrer. Ceci avait l'avantage de garantir, dans une certaine mesure, l'existence de l'autre, compte tenu de la perte que sa disparition entraînerait2 et supposait la volonté de transmettre un savoir qui n'était pas nécessairement conservé à l'intérieur d'une lignée mais fonction de prédispositions3. Par ailleurs, ce système maintenait un réseau de relations dépassant largement celui né d'un jeu d'alliance familiale. Par contre ceci eut pour conséquence une forme de désintérêt et d'absence d'implication pour ce qui n'était pas considéré de son ressort. Il n'en restait pas moins qu'un petit nombre de familles, par leurs filiations ancestrales, les connaissances accumulées... jumelés aux alliances et au jeu politique, surent concentrer autour d'elles une partie du savoir le plus prestigieux de la communauté, ses forces vives et une part importante des terres. C'est parmi elles qu'étaient le plus souvent choisis les grands dirigeants.

Le chef (haka'iki), par son autorité sur ces terres réparties entre les familles en fonction de leurs occupations et de leurs besoins, contrôlait la récolte la plus importante des fruits de l'arbre à pain (mei)4. Ceci le mettait, lui et ses alliés, à l'abri de la famine mais il avait, en contrepartie, la responsabilité du bien-être des siens. En tant que principal détenteur des récoltes, il en assurait la redistribution lors des fêtes et disettes ce qui renforçait sa position centrale ou, en cas d'échec, ruinait sa réputation et le respect qu'on lui portait, voire sa vie. Mais le personnage le plus craint, le plus respecté, était le tau'a., prêtre ou prêtresse inspiré(e). Cette sorte de chamane*, qui parlait et agissait au nom d'une divinité, souvent un ancêtre déifié du clan, avait un pouvoir considérable ; ses décisions étaient déterminantes pour la vie du groupe, que ce soit l'entrée en guerre, les trêves ou le parti de s'expatrier.

Leur sexe, n'empêchait nullement les femmes de haut rang, ou celles dont le mérite particulier avait été mesuré, de jouir d'une réelle considération et d'exercer la responsabilité de prêtre (tau'a) ou celle de chef, etc. Les interdits les concernant s'étant multipliés au cours des âges, rendaient cependant leur condition moins appréciable que celle des hommes dans des domaines aussi variés que la nourriture, les déplacements, etc.

Les dieux.

Le panthéon des dieux marquisiens est riche et confus ; seules quelques bribes de tradition issues de groupes différents sont conservées. Il s'est constitué autour de phénomènes naturels, d'événements extraordinaires ou d'ancêtres au rôle déterminant tels ces dieux des chefs formant une trinité céleste : Teuutoka " qui ne vint jamais sur terre, Teuuhua qui vint sur terre et Tehitikaupeka représenté sous forme d'oiseau " (Père Delmas, 1927) ; s'y ajoutent des divinités polynésiennes majeures comme Tu, patron de la guerre, Tana'oa grand dieu régnant dès les origines sur un monde froid et obscur..., associé aux vents et grandes perturbations marines, patron des pêcheurs et père d'Atea dieu ou déesse de l'aurore, de la lumière. Atea et Ono, le son, unirent leurs forces pour rompre cet univers de silence et d'obscurité et furent ainsi à l'origine de la création du monde...

Comme dans la plupart des mythologies il existait des demi-dieux et héros dont une partie se retrouve ailleurs en Polynésie tels Maui sorte de Prométhée, le grand Fai de Vavau, aux liens privilégiés avec les requins, qui séjourna un temps auprès d'Hina, déesse de la lune, alors qu'il était parti à la recherche de sa fille... De tous, Tiki, considéré comme dieu de la génération ou premier humain..., est le plus connu. Son nom désigne toute image ou représentation, des statues au tatouage. Il fut bien naturellement patron des sculpteurs qui instituèrent un archétype marquisien de l'homme parvenu à l'état divin -etua : divinité, dont la représentation est appelée tiki ; ses proportions symbolisent puissance, beauté et abondance. Ce canon se retrouve dans les statues de bois ou de pierre des lieux sacrés, monoxyles* ou monolithes de plus de deux mètres parfois (comme au me'ae I'ipona de Puamau, à Hiva Oa) jusqu'à ces miniatures en os que sont les ivi po'o ; toutes étaient considérées comme l'image d'ancêtres légendaires qui devenait réceptacle divin lorsqu'elle était "éveillée" par celui qui en avait le pouvoir, membre d'une famille pour les plus humbles, prêtre du site sacré pour les plus importants. Ce type si particulier se caractérise par un corps structuré en trois parties sensiblement égales. La tête, particulièrement importante, symbolise la puissance sacrée qu'elle abrite ; deux traits y sont exagérément agrandis : les yeux et la bouche. Le regard, plus ou moins en amande, exprime le pouvoir surnaturel qui sait, voit et transcende. Souvent une ligne plus ou moins spiralée, simple ou double, s'y rattache et dessine les oreilles qui évoquent peut être savoir et sexualité alors que le nez, aux narines bien marquées, évoque le souffle, énergie de vie. La bouche étirée, qui laisse parfois entrevoir la langue, exprime la force qui défie. Son tracé reproduit une grimace de provocation faite à l'encontre de tout humain ou d'une force maléfique ; cette assurance de vaincre marque la capacité à protéger. Si les dents apparaissent, comme c'est parfois le cas sur des têtes isolées notamment, K. von den Steinen en accord avec les récits anciens penche pour y voir la représentation de victimes importantes offertes en sacrifice ; ce rictus est aussi celui des têtes momifiées de captifs maoris.

Les divinités intervenaient à de multiples propos dans la vie courante ; le frémissement d'un feuillage, un aspect du ciel, un prêtre inspiré... parlaient en leur nom. Elles étaient présentes dans une roche, une source, un arbre... d'où la variété de formes et la fragilité parfois de leurs supports : plumes, fibres, tapa (étoffe), ossatures légères de bois... Lorsque les cérémonies étaient achevées ces représentations, bien que toujours respectées, perdaient de leur importance et semblaient à l'abandon (aux yeux des étrangers) jusqu'à ce qu'elles soient éventuellement ravivées à l'occasion d'une nouvelle cérémonie. Elles n'en étaient pas moins protégées par un périmètre tapu, à peine indiqué parfois par une branche écorcée (blanche donc) ou la disposition de feuillages..., ou bien abritées d'une petite toiture et, pour les plus précieuses, conservées emmaillotées dans un abri du sanctuaire. Toutefois, alors qu'en certains endroits ces images de bois, tuf ou basalte relativement tendre, étaient considérées comme redoutables, tels les tiki des lieux sacrés, d'autres, comme les poteaux de façade, ne signifiaient guère plus qu'une mise en garde à l'approche d'endroits particuliers tels un abri funéraire, la maison du chef ou des guerriers...

Conséquence directe de la perception des rapports entre les êtres et leur environnement, la force5 qui les habite et circule entre eux, les Polynésiens et tout spécialement les Marquisiens développèrent un système complexe d'interdits (tapu). Ceux-ci réglementent l'usage des lieux et des choses comme les rapports entre les êtres. Issu d'une réflexion religieuse sur l'essence de la vie et le fonctionnement de l'univers, ce système se trouva encombré au cours des âges d'innombrables additifs tendant à protéger certains avantages des uns ou des autres. Les interdits strictement économiques réglementant l'exploitation d'une ressource animale ou végétale étaient appelés kahui. Parmi les tapu les plus contraignants figuraient les contacts avec les enfants premiers nés des chefs et ceux entourant la vie féminine, ainsi que les rapports sexuels en fonction des liens de parenté ou d'activités importantes6.

Cadre du quotidien.

Le Marquisien était profondément conscient de sa dépendance envers la nature et les forces naturelles qui, par période, dévastaient son univers. Il était donc soucieux de ses actes à son égard et les avait très fortement réglementés7 ; s'il abattait un arbre, pour s'abriter ou voguer en mer, il ne pouvait le faire qu'en respectant les rites envers les esprits. S'il taillait une herminette ce n'était qu'après avoir invoqué les divinités concernées, depuis celle de la roche jusqu'aux précurseurs du geste créateur, en répétant chaque parole, étape par étape... Connaissant parfaitement les atouts, les limites et les manques de son territoire, il n'y puisait qu'en accord avec les siens : passés, présents et ceux, issus de lui, qui étaient sa plus grande richesse. Pour cela il nommait cette nature dans tous ses aspects, l'entretenait en veillant à ce que les sources ne s'épuisent pas, les cours d'eau soient dégagés, qu'ils ne dévastent pas son domaine ou ne disparaissent à jamais, que les poissons ne désertent pas la baie...

A la naissance d'un enfant la famille plantait les arbustes qui fourniraient l'étoffe nécessaire à son existence de même que l'arbre à pain qui le nourrirait. La durée de vie de cet arbre est voisine de celle d'un être humain et ses récoltes sont abondantes aux âges où celui-ci en a le plus besoin. L'extrême dépendance des Marquisiens envers ce fruit, qui fournissait l'essentiel de son alimentation, explique bien des comportements et font de lui un élément aussi vital que l'eau.

Les enfants étaient la richesse d'une famille, jamais une charge, et ce trésor s'échangeait dès la naissance. Nombre d'entre eux n'étaient pas élevés par leurs parents (géniteurs) mais par des membres de leur famille ou des alliés8. L'enfance se déroulait sous l'attention des proches : grands-parents, oncles et tantes... mais aussi de tout le clan. Elle était insouciante et heureuse, marquée d'étapes amenant petit à petit l'individu à occuper la place qu'on lui destinait en fonction de ses goûts, de ses aptitudes et du choix fait par ses parents et son maître avec le conseil des anciens. Tous jouissaient d'une très grande liberté, en particulier sexuelle, ponctuée toutefois de "passages" : la superincision du pénis, le percement des oreilles, les prémices du tatouage. Une alliance matrimoniale clôturait habituellement cette période durant laquelle les jeunes filles d'une même classe d'âge, menées par la fille du chef, étaient appelées poko'ehu (princesses) et les jeunes garçons, autour du fils du chef, étaient considérés comme des ka'ioi 9. Cette adolescence était libre de toute occupation contraignante en dehors de périodes de formation, rigoureuses mais courtes : art oratoire, gestuelle et chant qui permettaient à cette "troupe" d'accomplir un tour de l'île, ou de l'archipel, afin de faire revivre les grands moments de leur tradition sur les places communautaires. Les garçons suivaient aussi un entraînement guerrier et devaient répondre à l'obligation de capturer (pêcher selon la terminologie et l'iconographie symbolique) les victimes humaines nécessaires au culte.

Les habitations ne se concentraient pas en villages mais formaient de petits ensembles dispersés de part et d'autre d'un torrent au centre des vallées, ou tout au moins à bonne distance de la côte et des cols, pour limiter l'irruption de flots dévastateurs ou celle de voisins hostiles. Les facteurs climatiques et le relief n'étaient pas sans importance, de même que le peu de terrain propice aux cultures et les fortes pentes qui contraignaient à utiliser au mieux l'espace encombré de nombreux amas rocheux, tout en évitant les risques de ravinement lors des pluies saisonnières. Il en résultait une organisation des vallées selon trois impératifs dont certains groupes familiaux avaient plus particulièrement la responsabilité : l'usage et la surveillance de la mer, l'horticulture et enfin les activités liées à la vie du centre communautaire sur lesquels nous insisterons plus particulièrement.

L'accès à la mer : l'aire littorale et la basse vallée correspondent aux espaces les plus plans des vallées, sensibles aux mouvements de la mer mais où les plantations ne nécessitent guère d'efforts préalables pour aménager le terrain. Séjourner en ces lieux était cependant d'autant plus risqué qu'ils constituaient la zone privilégiée des accrochages et enlèvements intertribaux. Seuls les pêcheurs et les personnes ayant vocation à protéger ou à échanger avec l'intérieur y avaient leurs résidences ou paepae (plate-forme lithique supportant un bâtiment en matière végétale) ; elles pouvaient n'être, pour certaines, que saisonnières suivant les périodes de pêche, de récolte ou en fonction des alizés. Il s'y trouvait souvent un lieu de rassemblement public : taha koina ou tohua et des espaces sacrés voués surtout à la pêche. C'est seulement avec la fréquentation des bateaux européens ne pouvant mouiller que dans quelques baies, et avec le soutien des missionnaires, que l'habitat s'y est concentré de façon durable.

Les espaces à vocation horticole : en raison du caractère capricieux de leur climat et des besoins des plantes qu'ils utilisaient, les Marquisiens avaient réparti les espaces cultivables en fonction des qualités du sol et du degré d'humidité ou d'ensoleillement. Les endroits reculés offraient des peuplements spontanés de plantes médicinales et de plantes d'appoint auxquelles s'ajoutaient des aracées*, les bananes à cuire de la famille Musa troglodytarum, courges, etc. Ces réserves naturelles fonctionnaient comme des lieux de cueillette, de ramassage du bois de chauffe et devenaient très importantes lors de disettes. Pour les espèces dont on pratiquait la culture, horticulture et arboriculture, les plantations de faible étendue étaient réparties entre la basse vallée et les espaces s'étendant du centre communautaire au fond du territoire ainsi que sur ses flans, selon les besoins des plantes, l'intensité des soins nécessaires et la fréquence de l'usage qui pouvait en être fait. Le développement démographique avait amené à contrôler les phénomènes d'érosion, de ruissellement et le débordement des torrents. Les terres aisément inondables ou bien alluvionnées étaient dégagées au maximum des roches et les parcelles protégées de barrières de bois, ou de murets, contre les dégâts des eaux et l'errance des porcs élevés en liberté. L'épierrement rentabilisait la surface dégagée et fournissait d'abondants matériaux utiles pour l'élaboration des murs de soutènement, des murets de terrasse et des plates-formes. Ces endroits nécessitaient une surveillance et un entretien réguliers d'où un habitat associé et des aménagements liés à l'exploitation des productions, comme les fosses silos : ua ma.

Le centre communautaire était caractérisé par une plus forte densité de plates-formes d'habitation et petits enclos ; situé à bonne distance de la côte, le relief n'y était pas encore trop accusé et la ligne des crêtes laissait largement pénétrer la lumière. La vie s'y articulait autour du lieu de rassemblement communautaire à proximité des bâtiments formant l'unité d'habitation du chef. Celle-ci se distinguait par son étendue et des détails marquant une distance à respecter : des poteaux anthropomorphes, l'usage de matières rouges dans la construction... Aux alentours se trouvaient les édifices tapu destinés à la célébration des événements importants ; les prêtres y conservaient les biens les plus précieux du clan10. Dans le même secteur était édifiée la maison des hommes, ou des guerriers, qui servait de lieu de réunion au chef et à ses compagnons. Ils y prenaient leurs repas ou s'y retiraient pour discuter et apprécier leur kava : Piper methysticum 11; les étrangers de passage pouvaient y être abrités. " Les femmes ne montaient jamais sur ces pavés ; elles habitaient des cases disséminées ailleurs où elles mangeaient, couchaient et où les maris venaient les rejoindre pour le reste de la vie familiale.... Chacun avait son chez soi pour y jouir quand il voulait du repos et du silence. " Père Delmas, 1927.

Les lieux de vie.

Le lieu de résidence : la vie familiale se déroulait en effet autour d'un bâtiment consacré au repos, au sommeil associé au rêve... d'où son nom ha'e ou fa'e hiamoe. Il s'élevait sur le upe ou paepae, plate-forme lithique rectangulaire à deux niveaux. Cette vie se passait largement sur la terrasse avant non couverte ; les repas n'étaient pas pris à l'intérieur car il était interdit de souiller ce lieu protégé par de nombreux tapu. Cette partie couverte de l'habitation, faite de végétaux, dominait de 40 à 80 cm en moyenne la terrasse. C'était le ha'e ou fa'e, il faisait l'objet d'une décoration soignée : sculpture des poteaux porteurs, tressage ornemental de la poutre faîtière et autres points de fixation... Pour les bâtiments les plus prestigieux, les blocs basaltiques à l'avant de l'espace couvert étaient remplacés par des pierres rectangulaires, taillées dans un tuf volcanique (ke'etu ) et posées de champ.

Les activités annexes. Aux alentours se déroulaient la plupart des activités familiales courantes dont la cuisine dans le fa'e tumau qui se présentait comme un appentis plus ou moins fermé abritant un four creusé dans le sol (umu). Les hommes et les femmes ne mangeant ni ensemble ni au même endroit, une construction, sur une petite terrasse ou sur pilotis, servait aux hommes ; elle jouait aussi un rôle de garde-manger et d'atelier. Près de ce fata'a, ou au-dessous, se trouvait une réserve de bois. Lorsqu'un homme de la famille venait à perdre sa compagne, il s'y installait. L'habitation se trouvant souvent près d'un ruisseau, un bain était aménagé entre les rochers. Ces divers aménagements étaient complétés de petits enclos pour les plantes à soigner ou dont l'usage était quotidien. S'y ajoutait, à l'écart, un lieu sacré où se dressait l'autel familial. Il pouvait se présenter soit comme un petit espace clos, soit comme une plate-forme où se dressaient divers échafaudages en relation avec la mort, une naissance ou tout acte familial suscitant un geste religieux.

La vie de la communauté étendait donc ses ramifications sur tout le territoire et appuyait son équilibre sur une réelle spécialisation de celui-ci. Seuls les terrains ingrats, trop rocheux ou trop pentus, ne recevaient pas d'aménagements importants. Quant aux flancs escarpés, lignes de crête et lit encaissé des torrents, leur vocation était funéraire ou défensive et ils étaient souvent frappés d'un tapu qui ajoutait à leur inaccessibilité.

A ce territoire les Marquisiens ajoutaient, par sa fréquentation quotidienne, la mer dans des limites jalousement gardées par des piroguiers et des postes de guet sur les promontoires. Marquisiens et Marquisiennes y pratiquaient divers types de pêche : harpon, ligne flottante, filet... Ils utilisaient aussi des plantes ichtyotoxiques*. Cependant les femmes et leurs enfants ne pouvaient pêcher, ou collecter plantes et algues, que depuis la côte et il n'était pas rare qu'elles y soient enlevées par des clans hostiles.

Si les escarmouches et rapts étaient perpétuels, les occasions de paix et de rassemblements festifs étaient également innombrables, suscités par l'inauguration d'une période d'activité, la célébration d'une récolte, les commémorations funéraires ou la nécessité de faire cesser une calamité. La plupart de ces manifestations se déroulaient, au moins en partie, sur la place communautaire.

Les lieux de rassemblement ou tohua12 : ils correspondaient à une vaste cour de forme rectangulaire qui pouvait n'être que suggérée par les bâtiments, déjà évoqués, dépendants de l'autorité du chef. Pour les plus grands, des gradins étaient édifiés sur tout le pourtour selon le principe des paepae ; ils étaient destinés aux femmes et aux enfants, aux hommes âgés ou bien encore aux visiteurs... Un paepae plus important, fermant un des petits côtés, accueillait chefs et guerriers, de l'autre s'élevait les gradins consacrés aux ancêtres et à ceux qui les servaient : les prêtres. Un rocher servant de piédestal, une estrade, quelques plates-formes disposées à l'avant des longs côtés pouvaient accueillir les musiciens et les personnes destinées à être mises en vue. Certains tohua servaient aussi à l'entraînement des guerriers et, en fonction du type et de l'importance des activités, des abris plus ou moins temporaires étaient dressés sur et aux abords du lieu ; ils abritaient les participants, les danseurs, le chœur, les tambours et divers objets cérémoniels.

La cour pouvait atteindre près de 150m de long et 50m de large, pour les plus grands. L'ensemble des aménagements du pourtour pouvait abriter largement plusieurs centaines d'individus et au-delà. Le clan qui invitait avait à sa charge ses hôtes venant aussi bien des vallées voisines que de tout l'archipel, elle s'y préparait pendant des mois ; une grosse part des ressources de la vallée pouvaient y être consommée. Contrairement au me'ae, éminemment sacré et interdit à la plupart, ils étaient en effet le plus souvent accessibles à tous, pratiquement ; du reste leur construction, qui dépendait de la volonté du chef, était l'affaire de tous. Les vallées étant souvent étroites et encombrées de chaos rocheux, il fallait entailler le flan des pentes, niveler, réunir les matériaux, construire... avec l'aide d'une large part de la communauté et parfois de ses alliés. Ces travaux, ou ceux de réaménagement, étaient eux-mêmes l'occasion de réjouissances appréciées, perpétuées par des motifs de tatouage précis, qui témoignaient du pouvoir du chef. Occasions d'échanges, de rencontres et facteur d'unité, de la réussite de ces efforts et festivités dépendait de la cohésion de la communauté ; ils contribuaient à la maintenir.

Les endroits marqués par une présence sacrée, ou ayant la faculté de le devenir temporairement, étaient légion. Toute une gamme de termes les désignait, bien qu'en général une expression vague les définisse (comme vahi tapu : endroit interdit) ; nommer une chose n'était pas sans conséquence ! Le mot me'ae, et non pas marae comme à Tahiti bien que ces termes aient la même racine, désigne l'espace sacré par excellence. Il pouvait y en avoir un situé à l'une des extrémités du lieu de rassemblement communautaire, ou dans ses proches environs, mais le plus tapu se trouvait dans un lieu éloigné afin d'en éviter l'approche. Seuls les prêtres et leurs assistants y avaient accès ; ils y demeuraient même. Parfois le chef et de grands guerriers étaient amenés à s'y rendre car ces lieux pouvaient, dans certains cas, correspondre à un site funéraire.

Leur étendue, leur aspect, leur nature même variait en fonction de l'endroit et des circonstances qui avaient présidé à leur création. Cette absence de plan type est un de leurs traits particuliers aux Marquises où la topographie jouait un rôle déterminant ; l'ombre même qui y régnait, notamment celle des banians, était sacrée13. Quant aux pics, arbres et rochers, le lien qu'ils figuraient en quelque sorte entre le ciel et les entrailles de la terre, le fait qu'ils en émanent, que la cosmogonie fasse de rochers les ancêtres des humains et que chaque vallée semble avoir vénéré l'un d'entre eux (en tant que père ou centre du pays, etc.) leur conféraient une force, une valeur essentielle qui ancrait les structures, au propre et au figuré. Celles-ci consistaient en un ensemble de plates-formes ; au sommet de la plus élevée pouvaient se dresser les supports des divinités : poteaux de bois, prismes basaltiques et autres pierres dressées. Aux abords il pouvait y avoir une case d'inspiration ou fa'e tukau dont le toit fut parfois comparé à une sorte de petit obélisque. Parmi les aménagements secondaires figurent des allées, murets, enclos, pavages, etc., et divers abris dont ceux où pouvaient être préparés les corps des défunts : les taha tupapau.

Art et artisanat.

" La confection de tout objet neuf était, littéralement, un acte de création (...). Il était indispensable d'allier consciemment l'objet nouveau avec toute l'évolution de son passé. Cette tâche était celle du prêtre des cérémonies (...). En outre, au cours de la fabrication qui s'ensuivait (...), il était indispensable d'isoler l'ouvrage de toute influence contaminatrice, aussi élevait-on une maison spéciale pour y exécuter le travail(...). Cependant, au milieu de cette atmosphère religieuse, les arts et les métiers s'exerçaient dans un esprit très sain ; tout travail était une entreprise "communautaire", exigeant la coopération de beaucoup d'hommes de la tribu ; ils y participaient dans un esprit de fête. " W. Handy, L'art des Marquises, 1938.

Le soin, l'habileté, l'imagination et la complexité de son ornementation font la réputation de cet art artisanal fragile qui s'appuie essentiellement sur le bois, la surface de la pierre, la peau, l'os, l'écaille, le coquillage, la nacre, la sparterie, les cheveux, les plumes, le tapa... ; seule une part infime en reste conservée dans des collections dispersées aux quatre coins du monde. Chaque pièce était créée, au sens profond du terme, selon les prescriptions de la tradition d'où une grande homogénéité entre objets de même type, alors que chacun possède son individualité propre. La spécificité du décor, du choix des matériaux, l'esprit du maître artisan et le climat présidant à sa confection, contribuaient à lui donner les propriétés qui en faisaient un objet efficace, parfaitement fini (sinon abandonné), destiné à un individu précis. Ce dernier lui conférait sa propre force et son savoir ; cet esprit se perpétua jusqu'au milieu du XIXe siècle, et même au-delà.

K. von den Steinen, dans le travail considérable qu'il consacra à l'art marquisien, distingue parmi les motifs utilisés dans l'archipel ceux issus du tressage, remontant à un lointain passé qui les rapproche de sujets ornementaux universels et d'autres, plus spécialement océaniens, auxquels s'ajoute une large gamme d'inspiration anthropomorphe14 dont une bonne part est à rattacher au visage. Si plusieurs décors étaient communs à divers supports, leur représentation variait selon qu'ils étaient destinés à la peau, au bois, à l'os, etc. car ils étaient bien plus qu'une marque. Ils étaient animés d'une valeur spécifique profonde, d'un pouvoir qui leur était conféré, en fonction de leur vocation, par leur appartenance à un groupe, familial ou autre, et tout le poids émotionnel, dirions-nous à présent, qui en découlait.

Les outils des artisans, jusqu'à l'introduction des métaux, consistaient en accessoires naturels remarqués et exploités pour leur dureté (le basalte, le bois de fer, quelques os...), leur résistance (l'arbre à pain, les fibres de bourre de coco...), leurs propriétés abrasives (le sable, le corail, les radioles d'oursin, la peau d'espèces marines comme les raies et les requins), ou coupantes (le bambou, les dents de certains poissons et de rats, certains coquillages une fois préparés, les éclats de roche...), collantes comme la gomme d'arbre à pain, etc. Mais ce n'était pas toujours les seules qualités recherchées ; dans certains cas la teinte et la rareté, la résonance ou d'autres aspects plus difficiles à cerner étaient aussi considérés. Lorsque ces accessoires étaient destinés à être utilisés par ou sur des êtres, ou pour des activités, exceptionnelles, ils devaient alors posséder des qualités et capacités particulières à transmettre ; c'est le cas de l'écaille, parfois de l'os humain (celui d'un ancêtre vénéré ou d'un ennemi prestigieux), de la peau de requins pour les tambours ou de certains coquillages, etc.

Au quotidien, l'outillage le plus utilisé était lié à l'acquisition et à la préparation de la nourriture : filets, couteaux, pêle-fruits, râpes, pilons, planche à battre... et à la fabrication d'engins de pêche : des pirogues aux hameçons, harpons, foënes, lignes et filets... puis au transport : bois de portage et paniers divers ainsi qu'à la préparation des fibres et étoffes (tapa) : racloirs, battoirs, enclume de bois ou de pierre. Il faut aussi penser à l'acquisition de ces matières premières et à la construction, la fabrication d'armes, de vêtements et parures, de nattes... sans oublier les instruments de chirurgie (planches de l'atlas de K. von den Steinen). Il faut enfin citer les divers types d'herminettes15, mais aussi les ciseaux-gouges et autres perçoirs, maillets, polissoirs, vilebrequins à pointe d'os... Ainsi, " par l'industrie et le troc chaque famille suffisait à ses besoins... et, grâce à une pratique perfectionnée de l'échange des cadeaux, ils pouvaient acquérir toute espèce d'objets fabriqués dans cet archipel. " W. Handy, 1938.

De l'inévitable à l'éphémère.

L'acquisition et à la préparation de la nourriture : chaque maisonnée, en dehors des enclos où poussaient des taros* et quelques variétés d'ignames peu productives ou autres plantes complémentaires comme la canne à sucre et la cordyline*, disposait d'un certain nombre d’arbres" : châtaigniers de Polynésie (Inocarpus edulis : ihi), bananiers, cocotiers (peu utilisés pour l'alimentation en dehors de la fabrication du lait) et surtout arbres à pain dont la productivité garantissait la survie du groupe. Il fallait pour cela entretenir les murs de protection, terrasses et canaux d'irrigation en tronc de pandanus ou bambous et maintenir une grande propreté. L'herminette et le bâton à fouir constituaient l'essentiel des instruments jusqu'à la récolte qui nécessitait l'usage de filets et de pêle-fruits en coquillage destinés à traiter la quantité de mei collectée en vue de l'ensilage. Chaque famille, en dehors des énormes fosses communautaires gérées par le chef, possédait au moins une fosse à ma : ua ma (de ua : fosse et ma : nom de la pâte fermentée du fruit de l'arbre à pain conservée dans ce milieu anaérobie, consommable même après un demi-siècle d'enfouissement).

C'est avec ce ma qu'était préparé le repas quotidien de popoi : sur le hoana ou hoaka, une planche épaisse, légèrement concave, en bois d'arbre à pain, le fruit frais, cuit à la flamme, était battu avec du ma et de l'eau à l'aide d'un pilon de pierre : ke'a tuki popoi. S'il existait trois ou quatre autres types de pilons (pour les remèdes, piler le sel, etc.) c'est surtout celui-ci qui fit l'objet du plus de soins ; on lui donnait au sommet la forme caractéristique d'un visage tourné vers le ciel ou, plus couramment, de deux têtes accolées.

L'eau constituait la boisson première ; elle était collectée dans des bambous ou des calebasses (Lagenaria seceraria) ; à l'occasion s'y ajoutait l'eau de coco et le kava préparé pour les notables et leurs hôtes masculins. Des coupes, en demi-coco poli, permettaient de boire. Celles destinées au kava étaient ornées d'un motif de visage qui rappelle l'usage de la boîte crânienne d'un ennemi, ce qui constituait un outrage particulier à son égard. Les unes et les autres étaient très finement sculptées.

Il n'existait pas à proprement parler de mobilier, si ce n'est des sortes d'étagères ; la plupart des choses à protéger étaient placées à l'abri des rongeurs et des insectes en les enveloppant et en les suspendant, ou en les enfermant dans des bambous ou des plats de bois munis de couvercle : kotu'e..

Les plats destinés à recevoir la nourriture étaient des récipients de bois, ronds ou ovales, au grain très fin et peu décorés à l'origine : les umete, ko'oka... Les bois les plus recherchés pour ce type d'objet étaient le mi'o (Thespesia populnea) et le tou (Cordia subcordata). Ils furent ornés de motifs inspirés notamment du tatouage lorsque les étrangers s'y intéressèrent ; le décor complexe et malgré tout très équilibré dont ils furent gravés fit leur réputation et suscita une fabrication relativement importante qui se perpétue de nos jours. L'intérieur ne fut jamais décoré mais simplement poli.

Des gourdes, ou gros cocos, recevaient un couvercle de bois rond bombé, souvent gravé. Ces récipients servaient à entreposer des aliments, de l'eau et autres liquides. Un filet, en fibres tressées, agrémenté parfois de graines et de petits ornements tubulaires en os, permettait de les suspendre et de les transporter.

A la part végétale qui était à la base de l'alimentation16 s'ajoutait, lors de festivités ou plus fréquemment pour les plus aisés, le porc qui était cuit à l'étouffée dans un four creusé dans le sol : le umu, quelques oiseaux et surtout le poisson.

Les engins de pêche et de navigation : les eaux de l'archipel sont riches. La plupart des côtes, sans lagon, bénéficient de platiers, hauts-fonds et parfois de fonds coralliens où s'effectuait une pêche périlleuse en eau profonde rendue saisonnièrement opaque par l'abondance du plancton mais poissonneuse et fréquentée de grands animaux marins : tortues, raies, requins, barracudas, dauphins... La consommation et les campagnes de pêche étaient très encadrées, à la fois par les maîtres pêcheurs et les tapu qui, pour une part, prévenaient les risques d'empoisonnement mais aussi réservaient aux chefs et aux prêtres l'essentiel de la consommation des grandes espèces dont la tortue, les bonites ou les poissons tirants sur le rouge ; le reste des espèces de haute mer allait aux hommes, de façon générale. Le maître pouvait s'aider de pierres propitiatoires, taillées parfois en forme de poissons et utilisait divers types de pêche selon les espèces recherchées d'où la variété des filets, hameçons façonnés dans la nacre, l'os ou en bois, harpons, poids de pêche...

En dehors de radeaux et de plates-formes flottantes de roseaux utilisées dans les baies en période calme, mais aussi évoquées dans quelques traditions à propos d'exode de population, les Marquisiens disposaient surtout de pirogues de haute mer (vaka), toujours à balancier, dont J. Neyret souligne la ressemblance frappante avec celles de Nouvelle-Zélande17. Comme à travers tout le Pacifique, leur forme, leur décoration et celle des pagaies variaient en effet selon l'archipel ; elles étaient adaptées à une navigation souvent pratiquée en bordure de côtes rocheuses, dans des eaux très agitées semées d'écueils. Les naufrages assez fréquents firent dire à certains que les Marquisiens ne disposaient pas de bonnes pirogues, avis que nous laisserons trancher par les spécialistes de navigation ancienne dans de telles conditions ; pour Neyret " Tout semble indiquer qu'elles étaient d'excellentes embarcations, légères, rapides, tenant bien la mer et manœuvrant très bien à la voile ".

Il en existait deux grands types : les monoxyles (coque évidée dans un tronc) d'assez petites taille, qu'il était possible d'équiper d'une voile de type triangulaire simple et qui étaient utilisées en toute occasion : pêche, visite, échanges entre vallées ou îles peu éloignées. Pour la guerre ou les expéditions plus importantes : campagne de pêche, visites en délégation à plus grande distance... il y avait des pirogues de plus grande taille, simples ou doubles et munies de voiles, dont les divers éléments étaient conservés par les familles du clan. Elles se caractérisaient par un " franc-bord rehaussé par une longue fargue au-dessus de chaque côté. Une pièce de proue recouvrait l'avant et une pièce de poupe rehaussait l'arrière " (Neyret). Les éléments étaient maintenus par des ligatures en bourre de coco ; le tout était calfaté par une préparation à partir de gomme d'arbre à pain. La pièce de proue surplombait l'avant de la pirogue de plusieurs dizaines de centimètres et pouvait être ornée d'une statuette de tiki assis : divinité invoquée au cours de l'expédition pour en garantir le succès. Elle se terminait habituellement par un type de visage très particulier18, plat et prognathe*, qu'on retrouve dans le tatouage et, dans une certaine mesure, sur les visages ornant la proue de pirogues des Salomon. L'arrière était très recourbé et orné parfois de statuettes du même type ; une plate-forme de bois y était aménagée au besoin pour le chef d'expédition guerrière. Neyret relève en outre l'existence de cloisons transversales renforçant les parois de la pirogue.

Toutes pouvaient être ornées de guirlandes de feuillage (cordyline ou palmes de cocotier, signe d'accueil et de paix), de plumes et selon les circonstances, pour les plus grandes, de longues chevelures ou de crânes trophées ; les pirogues de pêche, comme les pirogues de guerre, étaient "renforcées" par la présence de crânes avant de partir en campagne.

Les pagaies étaient terminées d'un long bec qui facilitait la pénétration dans l'eau en l'accompagnant d'un son qui était apprécié (ou masqué par du tapa lors d'expédition en vue de capturer des victimes humaines). Ce bec, qui donnait au tout une élégante forme d'oiseau, facilitait le mouvement d'appui sur les rochers escarpés de la côte, pour s'en écarter, ou le coup d'estoc (de la pointe) pour se dégager en cas d'attaque. Les accrochages intertribaux étaient en effet fréquents, ainsi que des guerres plus importantes visant à expulser certaines populations de leur territoire19 ; la plupart du temps (fin du XVIIIe ou début du XIXe), les affrontements étaient peu meurtriers, cessant aux premiers blessés ou captifs. Leurs conséquences furent beaucoup plus dramatiques après l'introduction des armes à feu, avec l'apparition parallèle de l'alcool et des techniques de distillation associées aux désirs d'hégémonie envenimés par les enjeux commerciaux...

Les armes. La guerre découle de ce qui pourrait presque être taxé d'exercice sacré entre la "pêche" aux victimes humaines, chargées de rétablir ou satisfaire les échanges entre vivants et morts, et la vengeance d'affronts remontant à la nuit des temps. Elle était sans cesse menaçante et s'appuyait sur des jeux et combats simulés pratiqués dès l'enfance ; elle se nourrissait des peurs entretenues par les incursions ennemies.

L'arme de jet la plus utilisée au combat était un galet : kiva, lancé à la main ou à l'aide d'une fronde maka dont le tressage particulier et complexe de fibres fait partie des techniques disparues. Les guerriers se servaient aussi de lances fines, à pointes barbelées, percées de trous et faites pour se briser dans la chair de l'ennemi, quand elles ne servaient pas à un jeu pratiqué sur des troncs de bananiers. De toutes, le casse-tête : 'u'u, est le plus connu ; sa forme est celle d'un visage très allongé, doté d'un regard dont les pupilles sont des visages de tiki rayonnants. Sa dureté, son poids en faisait une arme redoutable dont se servaient les meilleurs guerriers, ou to'a, nom également donné au bois de fer dans lequel elle était taillée. Ce sont les protubérances latérales qui portaient les coups et en dehors des combats au corps à corps, elles étaient conservées dans les tarodières* pour ne pas se fendre. Emblème de prestige pour les chefs et les guerriers, elles étaient aussi de véritables œuvres d'art très finement sculptées. Les très longues et lourdes massues en forme de rame, ou parahua, taillées dans le même bois, n'étaient pas du tout ornées, ce qui n'enlève rien à leur réelle élégance. Leurs dimensions, leurs poids surprennent par contre et il n'est pas sûr qu'elles avaient été utilisées pour le combat sur mer comme le souligne A. Lavondès.

Les instruments de chirurgie : ces affrontements, les accidents dus au relief... font que les chirurgiens du pays ont grandement étonné les médecins militaires qui les virent à l’œuvre, et admirèrent leurs connaissances et leur technique. Ils étaient aidés de remarquables préparations médicinales souvent réalisées à partir de plantes, notamment des fougères. Ils pratiquaient la trépanation et utilisaient la coque de coco en remplacement de l'os manquant. Leurs instruments étaient le bambou et des dents de rat ; leur anesthésiant : le kava. La qualité de l'état de santé de la population étonna les découvreurs du XVIIIe siècle ; le milieu du XIXe et son cortège de "germes" faillit par contre lui être fatal.

La mort et les objets qui la serve : aussi désespérante qu'elle soit, la mort n'était pas redoutée : " Ils parlent de la mort comme tu parles d'un fruit.... " dit Brel. Seules les insultes faites aux parties les plus tapu du corps et l'absence de rites funéraires l'étaient. Bien avant les missionnaires, elle était déjà un passage confié, dans son traitement, aux femmes les plus proches et les plus dignes de côtoyer ce mystère et les risques qui l'accompagnaient. Peut être ce qui, chez nous, est considéré comme un art est-il né du désir, pour commémorer un défunt accédant aux sphères divines, de tailler son image ou un signe qui en perpétue le souvenir et permette de l'invoquer. Ce furent des représentations sur pierre, bois et tapa ainsi que des objets qui lui était destinés : tressages pour commémorer ce qui l'entoura, paniers et plats pour recueillir les offrandes, récipients en forme d'oiseau pour conserver son crâne, travail de ses os...

Le transport : les Marquisiens, dans ce pays très escarpé, privilégiaient deux types d'itinéraire pour se déplacer rapidement : la mer ou les crêtes. Ils portaient vivres et objets maintenus par des liens d'écorce d'Hibiscus tiliaceus (hau ou fau) ou dans des paniers en palmes de cocotier tressées, en pandanus pour les plus soignés, dans des filets de fibres résistantes comme le kiekie (Freycinetia) ainsi que dans des bambous pour le liquide ; ce qui était volumineux était suspendu à un bois de portage. C'est ainsi que les jeunes animaux ou les régimes de bananes et glanes de coco ou de mei étaient portés attachés aux deux extrémités. Pour ce qui était plus lourd, ou plus long, le principe était le même mais il y avait deux porteurs ; pour les troncs ou les pierres, les bois étaient croisés et portés par quatre porteurs. Pour les blocs nettement plus importants il fallait d'autres systèmes : levier, utilisation des pentes, de rampes, de bois de roulement, de variétés de bois qui écorcés étaient plus glissants, de tronc de bananiers pour amortir, etc. ; la langue conserve toutes sortes d'interjections destinées à exprimer et soulager l'effort du moment. Des poids considérables furent ainsi transportés en s'aidant de techniques de respiration et d'une bonne observation de la nature ; certains clans furent connus pour leur talent à cet égard. Il est indéniable, compte tenu de la matière (basalte) et de la taille des blocs mis en œuvre dans les constructions, même simples, ou les conditions de déplacement, etc. qu'il y eut un art, une maîtrise réel de la force, de l'effort, de la souplesse et de la résistance à la douleur qui sont, du reste, toujours très prisés.

Etoffe (tapa), travail des fibres, nattes : l'art du tressage paraît moins développé qu'aux Australes mais n'en était pas moins d'un usage quotidien. Il était indispensable à la réalisation des voiles des pirogues ; quant aux innombrables types de paniers et de nattes, ils constituaient, avec le tapa utilisé en cloison intérieure, une part importante du rare mobilier.

Le tapa est une étoffe végétale obtenue par martèlement à partir du liber* de certains arbres, et arbustes, dont le ute ou mûrier à papier (Broussonetia papyrifera), le ao'a ou banian (Ficus prolixa var. marquesensis) et le mei ou arbre à pain (Artocarpus altilis). D'épaisseur et de teinte très variables, il offrait toutes sortes d'utilisations au quotidien. Selon la plante utilisée il variait du blanc pur au marron rouge. Le tapa était aussi teinté en jaune, couleur en usage lors des fêtes et tirée d'une plante sacrée pratiquement à travers tout le Pacifique : le safran des Indes ou Curcuma longa ('eka ou 'ena). Il pouvait aussi être parfumé mais, contrairement à la pratique dans plupart des autres îles du Pacifique, il n'était pas agrémenté de décor, en dehors de rares exemples. Ces derniers concernent des pièces destinées à envelopper des crânes ou des ossatures de bois léger à suspendre ; tous reproduisent des motifs importants du tatouage. Les premiers correspondent à une pratique funéraire, les seconds éventuellement aussi, en reproduisant des motifs marquants d'un défunt ou, éventuellement, ceux proposés par un tatoueur. Le fait que la tapa reste uni aux Marquises est probablement à associer au très grand développement du tatouage dans l'archipel ; superposer des images semble ne pas avoir été justifié, sans intérêt ou un non-sens.

La finesse de la sparterie, comme de la sculpture, caractérise l'art marquisien dans les collections des musées car le tressage est omniprésent. Qu'il s'agisse d'objets du quotidien ou d'héritage précieux, d'armes ou de tambours... tous possédaient une partie tressée. Celle-ci assurait la prise (sur les armes en particulier) et constituait le principal système d'attache et de fixation. Certaines de ces ligatures, celles destinées à maintenir la lame d'une herminette ou d'un peigne à tatouer sur son manche par exemple, étaient même la signature de l'appartenance à un archipel comme cela à pu être étudié à travers tout le Pacifique (S. Mead). Le choix des fibres était rigoureux et dépendait probablement de la valeur symbolique accordée à la plante, de l'aspect magique associé aux liens ainsi que de la finesse et de la résistance recherchée. La teinte variait du roux au noir, ou blanc, avec des éléments de tapa ou en cheveux parfois surajoutés. Dans les ornements, les parties visibles, faisaient l'objet d'un travail ornemental très soigné, monochrome ou coloré, qui représentait des damiers, chevrons, losanges ou des motifs anthropomorphes et animaliers. C'est le cas en particulier de la houppette en barbe de vieillard des danseurs (pavahina) ou du sommet des bâtons de chef : tokotoko pio'o. L'éventail (tahi'i ) est une autre belle réalisation, tressée de façon souple et serrée, qui adopte une forme propre à l'archipel ; son manche, de bois de fer ou d'os, était sculpté parfois de tikis superposés évoquant la notion de filiation qui faisait de cet objet de commandement un signe du rang social et un bien familial. Quant aux généalogies elles-mêmes, elles se transmettaient grâce à un support mnémotechnique entièrement tressé constitué d'un corps central d'où s'échappaient des ramifications ponctuées de nœuds marquants chaque génération.

La compétence des maîtres en ligatures : tuhuna pehe reposait ainsi non seulement sur un savoir qui consistait à choisir, préparer ou teindre, mais aussi l'habileté à disposer cet ornement. Le tressage, en dehors de son côté magique, constituait non seulement un élément majeur du décor mais jouait aussi un rôle essentiel dans la cohésion des pièces, en particulier pour les pirogues et la construction. Il devenait un fleuron du décor intérieur des bâtiments tout en maintenant la charpente qui reposait sur les encoches pratiquées au sommet des poteaux porteurs, eux-mêmes profondément enfoncés dans la maçonnerie.

La construction : la couleur n'intervenait en général dans l'habitat que par le biais de ces laçages de teinte blanchâtre ou rousse, au naturel, ou colorés en noir, rouge et peut être jaune. Il n'existe plus aucun témoignage de la subtile variété des effets décoratifs obtenus si ce n'est dans les motifs stylisés transposés au tatouage et à la sculpture, des poteaux arrières des cases (pou) notamment.

De l'habitation elle-même, voici la description qu'en donne M. Radiguet : " Ces cases ne varient guère entre elles que par les dimensions et le fini de la main d’œuvre ; on les bâtit sur une plate-forme carrée ou rectangulaire... Sur ce soubassement, que les insulaires nomment paepae, on fixe quatre poteaux... qui doivent former les angles de la case. Les deux montants de la façade sont plus courts que ceux du derrière de l'habitation, afin de donner aux fermes, ou pièces de bois qui les joignent, une inclinaison convenable. Celles-ci reposent sur des entailles profondes pratiquées à l'extrémité des montants et y sont maintenues par des amarrages en tresses fabriquées avec le brou filandreux qui entoure la noix de coco. Des roseaux, ou des poutres en bois léger, étendus sur les fermes, supportent la couverture... dont les feuilles... empiètent successivement par couches les unes sur les autres, et viennent déborder les faces latérales... Des ouvertures ménagées à la partie inférieure des cloisons les plus abritées, laissent un libre passage à l'air... La porte d'entrée est basse et d'un accès gênant, l'intérieur s'élevant encore entre les parois dominant quelquefois de plus d'un mètre le niveau de la plate-forme. Le sol est divisé en deux parties par une poutre qui traverse l'habitation dans la plus grande longueur. L'une de ces parties jonchée d'herbes odorantes recouvertes de nattes... forme un vaste lit de repos... ; une seconde poutre placée parallèlement à la première, à la base de la cloison postérieure de la case, sert d'oreiller aux dormeurs. On voit çà et là, suspendus aux parois, hors d'atteinte des rats, des paquets d'étoffe de tapa, des coiffures en plumes et des ornements... "

Art et aspects de l'éphémère.

Vêtement et parures : la variété des parures s'exprimait avec bonheur tout aussi bien dans l'éphémère et l'art de marier le parfum des plantes qu'à travers toute une gamme de réalisations de plumes, de nacre ou d'écaille... L'acquisition de parures de cérémonie constituait un événement d'importance et le pivot d'échanges qui contribuaient de façon non négligeable au maintien d'alliances, d'où la valeur et le soin apporté à leur réalisation. La plupart des matériaux étaient obtenus à l'intérieur de l'archipel mais certaines nécessitaient des déplacements vers les Tuamotu, pour des nacres plus épaisses par exemple, Pukapuka et Napuka étant les îles les plus proches à quelques 400 km L'obtention de plumes rouges nécessitait des voyages beaucoup longs, entrés dans la légende, jusque vers des îlots proche de Rarotonga, aux Cook ; des expéditions dans la lignée de celles qui longtemps animèrent l'Océanie... Ces parures étaient portées à l'occasion de nombreuses cérémonies mais aussi lors d'affrontements car, parmi les plus prestigieuses, figurent celles des guerriers dont la valeur augmentait avec le nombre des combats. Quant au quotidien, c'était le lot des plus périssables dont les couleurs et le parfum constituaient l'agrément premier. Dès la naissance, il était essentiel de créer les conditions d'une propreté rigoureuse qui tendait à faire disparaître toute odeur corporelle en y substituant celle de plantes qui, tout en repoussant les influences maléfiques toujours redoutées, en particulier des femmes, éveillait un pouvoir attractif...

Cet art des parfums est sans conteste un des points forts, souvent oublié, des peuples du Pacifique, des Polynésiens notamment, qui entretenaient ou cultivaient aux alentours de leurs habitations et allaient chercher parfois très loin des plantes, même modestes, dont les propriétés subtiles étaient indispensables pour fixer ou enrichir une composition. En dehors de celles réputées pour la beauté de leurs fleurs ou leur coloration, rouge notamment, figuraient les plantes au parfum suave opérant non seulement sur les êtres humains mais aussi les esprits. Il faut citer le gardénia dont le tia'e, la rose de Chine ou hibiscus à fleurs rouges (Hibiscus rosa-sinensis, koute), le safran des Indes, le santal puahi, de nombreuses fougères, etc. Au fil du temps, et des échanges entre polynésiens puis avec les Européens, se sont ajoutés divers jasmins, l'ilang-ilang, le frangipanier, le vétiver, la vanille, etc.

Toutes ces plantes entrent dans des compositions où les feuilles, les fruits et les écorces tiennent autant de place que les fleurs. Elles parfument l'huile de coco ou permettent de confectionner des "bouquets" odorants noués dans la coiffure ou les vêtements (les kumu hei). Si une simple fleur glissée à l'oreille est un geste de tous les jours, les déplacements, les fêtes... sont l'occasion de réaliser des couronnes ou colliers étonnants, tels ceux faits de copeaux de santal, de fruits de pandanus ou de clous d'ananas sauvage roulés dans la poudre de santal... et toutes les semaines, pour honorer les saints des petites églises de leurs vallées, les femmes tressent de longues guirlandes de fleurs qui les embaument.

La beauté des cheveux compte aussi beaucoup. Si la laideur, comme certaines odeurs, faisait fuir les influences maléfiques, la beauté, tout comme l'embonpoint, était gage de bonheur ! A la mort, les cheveux étaient entourés de baies de pua ou Fagraea berteriana afin qu'ils se conservent longtemps. Leur longévité, tout comme celle de la barbe ou des ongles, en faisait les dépositaires d'une force de vie transmissible, d'où les nombreux ornements auxquels ils étaient associés. Ceci permet de souligner que les parures n'avaient pas qu'une valeur esthétique mais aussi un pouvoir. Leur première vertu était de transmettre une propriété et de protéger ; d'où les emplacements du corps où ils étaient portés : tête et articulations. De petites touffes de cheveux étaient ajoutées au laçage des casse-tête et aux instruments de musique au pouvoir symbolique fort, lié au son : certains tambours et les conques (un triton Charonia tritonis ou parfois un casque Cypraeacassis). De longues mèches ornaient les pirogues de guerre, tandis que la proche parenté d'un futur guerrier lui offrait ses cheveux (ouoho) au cours d'une cérémonie afin qu'un tuhuna les boucle de façon définitive et les monte en parure : bracelets pour les poignets et les chevilles, capulet. Le prestige d'une barbe blanche était associé quant à lui à la sagesse et au respect dû aux anciens20. La barbe des vieillards était recherchée et au besoin celles d'étrangers blonds à qui l'on achetait les indispensables brins destinés aux parures de danse ou pavahina qui évoquent la clarté de l'astre féminin : Hina, la lune.

Les ornements de plumes : parfois des plumes noires pouvaient remplacer les cheveux de ces bracelets et un motif de tatouage en perpétuait le souvenir. Les oiseaux, surtout ceux dont la couleur ou les caractéristiques évoquaient des traits d'analogie avec le comportement de héros ou de divinités, étaient l'objet d'un respect ou d'une quête afin de s'approprier quelques plumes prestigieuses.

Pour les chefs, et chefs de guerre, la coiffe la plus majestueuse : le ta'avaha était un immense éventail noir au reflet vert constitué de centaines des plumes : les deux plus longues de la queue des coqs. Il était rehaussé à l'avant d'une coiffe en croissant souvent recouverte de graines rouges. Les plastrons, ceintures, etc. de plumes de cette teinte, marquant le tapu rigoureux entourant les personnes de haut rang, étaient si recherchés que plusieurs espèces d'oiseaux du Pacifique en pâtirent lourdement. A défaut, on utilisait ce qui s'en rapprochait le plus, teinture, graines ou plumes rousses ; plus tardivement le drap rouge fut un excellent article de troc, d'une valeur bien inférieure toutefois aux dents de cachalot. Le vert amande des colombes marquisiennes (Ptinilopus dupetithouarsii, kuku) entrait dans la composition de pa'e ku'a dont le nom évoquait un rouge d'une perfection d'autant plus inégalable que l'oiseau permettant de les réaliser avait disparu ! Il existait d'autres ornements de plumes, dont plusieurs portés sur la tête par les hommes aussi bien que pour les femmes. Les danseurs et danseuses de la danse de l'oiseau (une des grandes danses marquisiennes avec la danse du cochon) portaient à chaque main un anneau de plumes de phaéton ou, sinon, une houppette en plumes ou en barbe de vieillard souvent.

Ornements d'os, d'ivoire marin, d'écaille ou de nacre : là encore l'aspect hautement symbolique de ces matières entrait largement en ligne de compte dans le choix des tuhuna : leur provenance (la mer, la tortue, un coquillage, un être humain), leur résistance, leur couleur (blanche pour la plupart) qui renvoie à la clarté lunaire, à ses fonctions, sa féminité (comme les coquillages) alternant avec, pour pendant, l'écaille plus sombre, plus masculine peut-être ou du moins associée au chef... L'illustration la plus parlante en est ce "diadème" : pa'ekaha ou pa'ekea constitué d'une série de sept plaques d'écaille intercalées entre la blancheur de celles taillées dans le coquillage. Elles étaient toutes légèrement recourbées et l'écaille gravée et ajourée de tikis à l'image d'une cérémonie de présentation, ici par un ancêtre majeur de sa descendance ; les trois plaques centrales pouvaient être également en partie décorées au revers (sept et trois étant associés au divin). Le uhi kana que porte Honu (la tortue) chef de Vaitahu (île de Tahuata) rencontré par Cook en 1774, est plus simple mais très voisin d'esprit (cf. gravure de Hodges). Il est probablement d'origine plus ancienne et s'apparente très étroitement à un ornement des Salomon : le kap-kap. Il s'agit d'un disque très lumineux fixé sur un bandeau de fibre, comme le pa'ekaha. Sur le fond blanc de coquillage, ou de nacre, se détache une roue dentée, en écaille, ajourée de motifs d'inspiration anthropomorphe ; probablement un ancêtre, au centre, entouré d'une succession de descendants dont la stylisation est extrême mais admise par les anciens artisans. Une paire d'hameçons adossés, qui le surmonte souvent, évoque la pêche au poisson des dieux : une victime humaine21.

En dehors de ces parures de tête prestigieuses, il en existait de nombreuses autres, très variées, consistant en turbans de tapa et autres compositions à partir d'un ornement en demi lune souvent surmonté d'aigrettes de plumes, de barbe de vieillards, etc. Les femmes appréciaient aussi tout spécialement le peue ei : un bandeau constitué de milliers de dents de dauphins, réalisé primitivement à Ua Pou, seule île où ces mammifères marins (considérés comme des êtres humains ensorcelés) étaient chassés.

Il existait plusieurs types de pendentifs taillés dans le coquillage, la nacre polie ou d'autres bivalves de grande taille ainsi que des ras du cou, dans les mêmes matières, dont les plaques étaient fixées sur une tresse. Il y avait aussi des ornements de poitrine, ou plastrons, en forme de demi-lune réalisés en sparterie simple ou ornés de plaques et graines décoratives.

Il n'y a pas réellement de perles en dehors des formes naturelles qu'offrent un certain nombre de graines dont celles rouges et noires de l'Abrus precatorius et les noires du Sapindus saponaria disposées fréquemment de part et d'autre d'un ornement tubulaire en os humain : l'ivi po'o (là encore jouait l'alternance entre noir et blanc, forme ronde et rectangulaire, etc.). Cette unique "perle" marquisienne connaît des antécédents dans le Sud-Est Asiatique et pourrait être associée, encore une fois, à l'idée de succession de générations. Souvent cet os creux (sens du nom qui en a été conservé) était simplement orné d'un bandeau en relief, soulignant les extrémités, et de quelques gorges parallèles à ce décor ; les plus beaux étaient façonnés à l'image d'un tiki dans le dos duquel pouvait figurer un petit anthropomorphe ou une forme dérivée composée dans l'esprit d'une croix tournante, appelée à présent croix marquisienne22.

Les dents étaient un autre élément tenu pour très précieux, en particulier celles de certaines espèces ; ceci se perpétua d'un bout à l'autre du Pacifique avec les incisives de porc et à travers la forme donnée à des pièces de coquillage, ou d'ivoire marin, retaillées pour reproduire celles d'un animal devenu légendaire. Ces dents terminent, souvent par groupe d'une dizaine, l'attache de coiffes ou de pendentifs. Parmi les plus appréciés des hommes figure, comme en Nouvelle Zélande ou à Hawaii, le taki ei ou grosse dent de cachalot (éventuellement taillée dans une lèvre de casque Cypraecassis rufa) passée dans une tresse de tapa torsadé. Les canines recourbées du porc sauvage étaient aussi précieusement conservées mais surtout utilisées pour transformer en museau, et trophée de guerre, le crâne d'un ennemi auquel était parfois ajouté quelques graines ou de petites pierres pour le faire sonner comme un hochet, après lui avoir fixé cet élément de dérision en lui liant les maxillaires.

Les ornements d'oreille constituent un autre trait notoire. Les Marquisiens aimaient à passer dans celles-ci toutes sortes de décors, éphémères ou non, dont d'étonnantes "fausses oreilles" faites de légères plaques de bois blanchi portées par les hommes, à l'avant des leurs, et visibles sur le premier portrait de Marquisien connu : celui de Honu, déjà évoqué. Avec le passage plus fréquent des baleiniers se développa la production de lourds ornements d'ivoire de cachalot : les ha'akai'ei dont la pointe ornée de petits tikis était placée à l'arrière, le grand disque d'ivoire ornant l'avant de l'oreille. Un bandeau serre-tête permettait de les soutenir. En fonction de leur taille, ces bijoux pouvaient être portés par les hommes aussi bien que par les femmes mais il existait, spécialement pour celles-ci, de petits ornements taillés dans l'os, puis l'ivoire, les pu taiana qui évoquent des scènes de la vie amoureuse, de la naissance..., ainsi que des parures en forme de S ornées de dents de dauphins, puis de petites perles en pâte de verre colorée, dont seuls ceux en écaille sont parvenus jusqu'à nous comme en témoignent les missionnaires.

Porter ces parures supposait au préalable une cérémonie très importante, pour les filles surtout, puisque, lorsqu'il s'agissait d'une princesse, elle supposait un sacrifice humain : c'était le percement des oreilles. Un petit tiki protecteur, représentant probablement un ancêtre, ornait la partie sommitale du poinçon qui faisait partie du patrimoine des familles et qui devait être taillé dans une matière prestigieuse : l'os humain ou l'écaille.

Le tatouage, patu'i te tiki : jusque dans le courant du XIXe les Marquisiens aimaient à se couvrir de la tête aux pieds de tatouages ; c'était à la fois une coquetterie et une nécessité. Loin d'être un "simple vêtement adapté aux pays chauds", comme on l'a cru, le tatouage était intimement associé aux grandes étapes de la vie. Il était imposé aux garçons comme aux jeunes filles dès que leur développement physique le permettait, vers dix ans pour les filles et quatorze ans pour les garçons. Ces marques, choisies avec soin par un conseil d'anciens et la famille, devaient respecter les codes sociaux. Selon les actes et les moyens de chacun, ce tatouage se complétait tout au long de la vie. En résumant à l'extrême, deux grands types de motifs se côtoyaient sur un individu : l'ornemental et le symbolique. Ce dernier marquait une appartenance familiale ou géographique, une position sociale, un état..., commémorait un moment ou un acte remarquable... Le tatouage était ainsi gage de succès et de reconnaissance sociale. Il était à la fois droit d'accès aux nourritures les plus prestigieuses et droit d'entrée dans le monde des Hommes, des 'Enata, mais aussi barrière protectrice contre les influences maléfiques. Il protégeait l'individu de la maladie, de la perte de son énergie interne, ou mana, et proclamait son identité.

Il était réalisé à l'aide d'un martelet en bois de fer et de peignes d'os, d'écaille ou une autre matière tirée de la mer (dent, dard de raie, coquillage...) ; l'encre était confectionnée en général à partir de suie de noix de bancoul (Aleurites mollucana).

La recherche d'identité et les manifestations touristiques et culturelles organisées autour des fêtes de juillet favorisèrent à Tahiti autour des années 1970-80, l'ouverture sur d'autres archipels polynésiens pratiquant encore couramment le tatouage traditionnel. Ceci permit à des personnes du territoire de renouer avec ces pratiques et de faire école. Cet art connu dans l'archipel un développement d'autant plus considérable qu'il était du goût des jeunes des vallées dont le sens du tracé était à la fois très sûr et entraîné par la pratique de la gravure sur bois. Il est peu coûteux23 et enfin le seul du Territoire à pouvoir s'appuyer sur une iconographie assez facile à se procurer grâce aux seuls travaux d'envergure réalisés sur le sujet par des ethnologues à la fin du XIXe et au tout début du XXe siècle pour la Polynésie française : K. von den Steinen et W. Handy.

Pétroglyphes : cet art du tracé que possèdent spontanément beaucoup de Marquisiens, leurs ancêtres l'appliquèrent au bois et à d'autres matières nobles dont la pierre. Mais celle-ci livra tardivement ses secrets aux curieux. En effet, au moment du premier et seul effort d'inventaire entrepris systématiquement dans ces îles il y a plus de soixante-dix ans (par des chercheurs américains du Bernice Pauahi Bishop Museum), R. Linton plus spécialement chargé de l'aspect archéologique constata l'existence de motifs gravés sur des rochers parallèlement à un travail de sculpture en rond de bosse associé à la construction. Ces pétroglyphes, parmi les tout premiers signalés, étaient encore si peu nombreux qu'ils furent considérés comme un phénomène superficiel mais intéressant par les possibilités de rapprochement, faits à cette époque avec des cultures de l'Indus et de l'Ile de Pâques. Des recherches récentes24 ont révélé leur richesse : Hatiheu notamment, sur la côte nord de Nuku Hiva, compte à elle seule autour de deux mille cinq cents figures réparties sur plus de quatre cents rochers25. Les quatre motifs les plus représentés dans l'archipel, communs à la fois au tatouage et à l'art rupestre, sont les figures anthropomorphes, les visages et cercles concentriques, mais les courbes concentriques ouvertes, très importantes dans le tatouage, sont rares. La majorité des représentations semble localisée autour de lieux de réunion : les tohua, mais sont également associées à des sites sacrés et parfois à des espaces à vocation horticole. Leur variété, et ces associations, suggèrent leur importance mais leur sens est loin d'être élucidé et leur datation pose problème. Il est probable toutefois qu'il s'agira d'une tradition très ancienne qui s'est perpétuée jusqu'à l'arrivée des Européens : des navires sont représentés en petit nombre. Ces images perdirent sans doute une part de leur sens au cours des âges, un peu comme le tatouage, et, là encore, la terrible chute démographique n'est pas sans conséquence puisque pratiquement aucune tradition les concernant ne subsiste.

Les divertissements : on ne peut en parler sans rappeler qu'à la source il y avait souvent une fête funéraire, une commémoration religieuse..., comme pour ces compétitions sur les places (tohua) qui faisaient s'affronter les champions des vallées à la lutte, aux combats d'échasse, à la course..., autour de danses ou même d'échanges oratoires autour de grands récits légendaires.

Les échasses, (tapu va'e ou va'e ake), étaient un jeu, ou un sport, pratiqué en Polynésie orientale par les enfants et les jeunes adultes, mais l'utilisation d'échasses à manches décorés et étriers sculptés de tikis, dont la pose lançait parfois un défi direct à l'adversaire en lui présentant le postérieur, était une particularité des îles Marquises ; les hommes s'affrontaient jusqu'à ne plus tenir que sur une seule échasse lors de fêtes funéraires.

Le chant, la musique, la danse..., tous expriment la vie, peut être parce qu'ils parlent de la mort et lui sont souvent confrontés, et parce que l'idée d'entretenir la chaîne de la vie est la force du Marquisien, qui ne cesse de le marteler dans son art. Elle est sa raison d'être, lui donne sa vigueur... ou la lui retire s'il se sent condamné. Elle est le ressort qui lui permet de tenir en ce lieu extrême, en ce bout du monde polynésien, coupé de tout et de tous parfois. Le recensement des chants et des danses n'a jamais été fait au moment où ils accompagnaient pleinement la vie des vallées ; lorsqu'il fut tenté par les missionnaires et les premiers ethnologues, ainsi que celui des accompagnements possibles au moyen de flûtes, tambours, conques et multiples sons, exprimés aussi bien par la gorge que par des claquements divers, il amène à en énumérer près d'une centaine, peut être plus. Ils exprimaient avec tant de force et de vérité la vie, l'amour, la détresse... jusqu'à l'extrême, aux yeux des Européens du XIXe et du début du XXe siècle, qu'ils disparurent en quelques dizaines d'années, ne laissant que des souvenirs à leurs descendants comme pour le tatouage, sous l'effet du désarroi devant la mort de ceux qui connaissaient les pas, les mélodies... et des condamnations, exprimées plus ou moins explicitement, avec plus ou moins d'autorité.

L'instrument préféré des hommes et des femmes, notamment des amoureux, était la flûte ; la plus ancienne était nasale traversière : le pu ihu ; son usage renaît doucement. C'était un bambou, généralement percé de trois trous et parfois décoré de fines gravures reprenant des motifs de tatouage. Il exprimait les sentiments comme on aimait à le faire dans les poèmes et les chants26. Il fallait souffler d'une narine, tandis que l'autre était bouchée avec le pouce de la main droite ; on jouait avec l'index de la main gauche aidé de deux doigts de la main droite. Henri Lavondès, qui dans les années 1970 fit quelques enregistrements à Ua Pou, vit encore jouer d'une sorte de clarinette : le pu hakahau, également en bambou et percé de trois à cinq trous. Cette fois la bouche faisait vibrer une lamelle de bambou soulevée par un cheveu. Cet instrument masculin, au son grave, servait à accompagner des chants propres à certaines fêtes.

Les tambours : pahu , de tailles différentes selon l'usage, étaient tous fabriqués sur le même modèle. Ils étaient creusés dans un tronc de cocotier : ehi, de to'u Cordia subcordata... et recouverts d'une peau de requin tendue par des tresses en bourre de coco : pu'u dont la fixation indirecte à l'aide d'un laçage et d'un cercle rapporté est particulière aux îles Marquises (A. Lavondès27). Le secret de la préparation très complexe de la peau s'est perdu il y a peu ; elle est remplacée à présent par une peau de chèvre. Les grands tambours des cérémonies étaient frappés lentement avec les mains et accompagnaient les chants sacrés, dont ceux relatant la Création. Les tambours utilisés pour les grandes fêtes, comme les vavana : fêtes de chants, ou ceux qui servaient pour les danses étaient souvent décorés de sculptures ou de ligatures ornementales faisant alterner tressage et tapa. Les liens permettant de tendre la peau pouvaient être garnis de ces perles d'os déjà évoquées : les ivi po'o.

Les chefs, les prêtres, les guerriers ou les pêcheurs au retour de leurs campagnes se servaient de conques pour réunir la population ou l'avertir. Ils les portaient à l'aide d'une tresse souvent faite de tapa. L'embouchure, pratiquée à l'extrémité du coquillage, était complétée par une petite calebasse maintenue par une gomme végétale ; les plus prestigieuses étaient ornées de touffes de cheveux maintenues par un ivi po'o. Il existait aussi des conques faites d'un gros casque* et des trompes en bois avec embouchure de bambou. Elles permettaient aux piroguiers, pêcheurs... de communiquer.

Ils ont parlé de toi, ou pour toi : Marquises, Terre des Hommes !

Ils furent assez nombreux à le faire pour si peu de rochers émergés. En dehors de leur stupeur, de leur enthousiasme ou de leur amour, il y a ceux qui traduisirent de très près ce que tu a été et ce que tu es. Stevenson fit, lors de son séjour en 1888, cette remarque devant l'abandon moral dans lequel tombait les habitants de ces îles et les conséquences de l'ouverture de cet univers aux effets d'un monde plus vaste et si différent : " L'expérience commence à nous prouver, au moins pour ce qui concerne les îles de la Polynésie, qu'un changement d'habitudes est plus meurtrier qu'un bombardement... " (Dans les mers du sud). A cela, à l'aube de l'an 2000, Lucien Kimitete, conseiller maire de Nuku Hiva, dit et redit aux personnes de l'extérieur qui veulent connaître les Marquises : " S'il vous plaît, les Marquises ne sont pas qu'un cimetière ! Celui de Gauguin et Brel. " Cependant ils ont largement contribué à les faire connaître et ils viennent adoucir, de leur aura, le rayonnement aveuglant d'un nom, celui de Tahiti, sous lequel tout à tendance à se fondre et à disparaître.

En avril 1901 Paul Gauguin quitte les tracas et la vie chère de Tahiti pour s'installer aux Marquises " où la vie est très facile " dit-il. En novembre il s'installe dans la maison sur pilotis qu'il a fait construire sur un terrain de la mission catholique, à Atuona : le centre administratif de l'époque. Comme dans les habitations maories de Nouvelle Zélande, l'encadrement de la porte est souligné de panneaux sculptés qui évoquent son programme, un brin provocateur : " Maison du jouir ".

" ...J'ai tout ce dont un artiste peut rêver... écrit-il à son ami peintre Daniel de Monfreid, un vaste atelier avec un petit coin pour coucher... le tout surélevé de deux mètres où l'on mange, fait de la menuiserie et de la cuisine. Un hamac pour faire la sieste à l'abri du soleil, rafraîchi par la brise de mer qui arrive à 300 mètres plus loin, tamisé par les cocotiers... " En mars 1902, il poursuit auprès du même ami : " J'ai commencé à me remettre au travail assez sérieusement, quoique toujours malade. On n'a pas idée de la tranquillité avec laquelle je vis ici, dans ma solitude, tout à fait seul, entouré de feuillages. C'est le repos, j'en avais besoin... Je me félicite tous les jours de ma résolution. " Effectivement au cours de ces dix-huit mois marquisiens, il peindra plusieurs dizaines de toiles mais sa santé se détériore rapidement. Ses souffrances deviennent extrêmes ; il les exprime dans une crucifixion dont il est lui-même le centre. En mai de cette même année, l'énergie qu'il possédait lui fait de plus en plus défaut mais sa confiance en son talent restent intact ; il souffre par contre d'isolement et de tracasseries qu'il provoque autant qu'il les subit. Ses principaux adversaires sont les autorités laïques et religieuses, pour des raisons évidentes dues à son caractère et au contexte de l'époque. Sa case, ouverte à tous, sa liberté de vie et son sens de la "bringue", pour reprendre le terme consacré en ces îles, font de son atelier un lieu apprécié des Marquisiens et des étrangers de passage ou résidents. Gauguin se lie d'amitié avec les pasteurs Vernier et Kekela, ainsi qu'avec un prince vietnamien exilé là par l'administration française. Parmi les amis Marquisiens, il a échangé son nom, et donc lié une amitié profonde, avec Tioka dont le neveu Timo apprécie aussi " Koké ". Gauguin s'inspire de la vie de la baie et parmi les jeunes filles qui fréquentent son atelier, et l'école des filles de la Mission, se trouve Vaeoho dont il demandera aux parents qu'elle devienne sa compagne : elle lui donnera une fille. Il meurt le 8 mai 1903 ; la Mission l'enterre au cimetière catholique et ses biens sont vendus aux enchères à Tahiti, à bas prix, pour éponger ses dettes.

Cette fin dérisoire n'est pas celle que l'Histoire lui réservait ; quant à Hiva Oa elle n'abrite pas que sa dépouille mortelle. Il y vit toujours, d'une certaine façon, à travers les gestes si justes de ceux et celles qu'il a dépeint et une descendance qui, si elle ne porte pas plus son nom que sa descendance européenne, n'en vit pas moins dans la liberté qu'il a tant recherchée faisant pleinement de lui un homme de cette terre, âpre et fière. Quant à Brel, les mots qu'il a choisis dans les années 1975 pour la décrire forment le plus beau et le plus juste poème qu'un aoe, un de ces êtres étranges venu de si loin, lui ait consacré.

Définitions :

- Aracées : famille de plantes très importantes dans l'alimentation du Pacifique en particulier en Polynésie ; les plus importants représentants sont, pour la région concernée, le taro et l'Alocasia macrorrhiza. En Europe l'arum fut cultivé pour sa belle fleur blanche souvent utilisée dans le bouquet de la mariée. Cf. taro et tarodière.

- Casque : coquillage Cypraecassis rufa (gastéropode des mers chaudes).

- Chamane : personne qui, dans un groupe, a la charge d'entrer en communication avec le monde sacré. Il s'aide d'esprits pour interpréter ou prédire des événements et porter remède ou prévenir des désordres naturels.

- Cordyline : plante à longues feuilles vertes dont il existe à présent de nombreuses variantes panachées plus ou moins de rouge ou de jaune que l'on trouve, pour certaines, chez les fleuristes de métropole. Les variétés anciennes possédaient des valeurs non seulement alimentaires (tout particulièrement la racine pour le sucre) mais aussi la vertu d'éloigner les influences maléfiques alors que les feuilles, qui résistent bien à la putréfaction, tapissaient, entre autre, les fosses-silos dans lesquelles était conservée la pâte du fruit de l'arbre à pain : le ma.

- Endémisme : phénomène lié à l'isolement qui permet le développement, chez une espèce, de particularismes qui en font une variété propre à un endroit très localisé. Il s'applique ici aux plantes, aux oiseaux, aux insectes, aux coquillages.

- Ichtyotoxique : propriété possédée en l'occurrence par des plantes ayant le pouvoir d'incommoder le poisson qui remonte à la surface. Il se capture alors avec la plus grande facilité et l'homme n'en souffre pas. Cette technique est à présent interdite.

- Liber : tissu végétal situé entre l'écorce et l'aubier qui assure la propagation de la sève.

- Monolithe : pièce réalisée dans un seul bloc de pierre.

- Monoxyle : réalisation exécutée dans une seule pièce de bois.

- Prognathe : se dit d'un visage dont la mâchoire est proéminente.

- Proto-austronésien : souche linguistique dont l'origine se situerait dans le sud de la Chine et à Taiwan vers 3000 av. J.-C. L'austronésien correspond à l'ancienne famille linguistique dite autrefois malayo-polynésienne. Son extension géographique est la plus vaste du monde : de quelques peuplades du Viêt-nam à Madagascar et çà et là sur les côtes de Nouvelle-Guinée jusqu'à l'île de Pâques.

- Ramage : groupe de parenté descendant d'un ancêtre commun aussi bien du côté des parents paternels que maternels.

- Taro et tarodière : endroit où l'on cultive le taro (Colocasia esculenta ) ; dont le tubercule (partie principale a être consommée avec parfois les jeunes feuilles) a besoin la plupart du temps d'un milieu riche et humide. Les tarodières sont donc en général irriguées de façon à rester humides ou être aisément arrosées. La terre demande à être soigneusement travaillée et les jeunes pousses doivent être protégées parfois d'un excès de soleil.

 

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Il y a deux bulletins de la Société des Etudes Océaniennes (n° 267 et 268, sept et déc. 95) "Spécial Marquises", et une publication du CTRDP : "Marquises".

 

 Notes

1 Fenua Enata ou terre des Hommes : six îles habitées orientées selon un axe nord-ouest/sud-est, et disposées en deux ensembles pour lesquelles il est d'usage d'utiliser l'expression groupe nord-ouest ou sud-est selon que l'on veut parler de Nuku Hiva, Ua Pou et Ua Huka (N.-O.) ou d'Hiva Oa, Tahuata et Fatuiva (S.-E.) et de leurs différences linguistiques, assez importantes. Cette séparation n'est cependant pas rigoureusement exacte ; ainsi Ua Huka participe à la fois de traits qui l'associent à la région Taipi de Nuku Hiva, et de traits propres au sud, particulièrement à la côte nord de Hiva Oa. La langue marquisienne, à laquelle sont apparentés le Hawaïen et le Mangarévien, est née de la même souche, issue de Polynésie centrale, que celle des Tuamotu, des Australes et des Cook, de Tahiti, de Nouvelle Zélande et de l'île de Pâques.

N.B. : Les mots peu courants, signalés par un astérisque, sont expliqués.

2 D'où les très graves conséquences, culturelles notamment, de l'énorme déclin démographique à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci où des pans entiers de mémoire et de savoir faire disparurent.

3Une autre conséquence de la pénétration des cultures extérieures fut un sentiment d'impuissance, de dislocation des connaissances et du rôle de chacun ; il stérilisa tout désir de transmettre un savoir apparemment inutile. Cette impression fut si forte qu'elle favorisa l'abandon, notamment aux maladies, ce qui enfonça ces îles dans un silence de mort et l'immobilité... (lire Stevenson à ce sujet). Le pays en sort à peine, peu peuplé et sujet à l'exode vers le développement de Tahiti.

4 Tout le clan participait à la première et principale récolte de l'année (il pouvait y en avoir quatre par an), car celle-ci était destinée à remplir les fosses communautaires. Ces arbres couvraient traditionnellement les vallées au point que l'on disait qu'il était possible de les traverser en se déplaçant de branche en branche.

5 Notion traduite par le terme, souvent galvaudé, de mana.

6 Ceci vient à l'encontre des idées reçues.

7 Ce code de comportement envers la nature ayant complètement disparu, il n'est pas remplacé par une conscience spontanée du caractère éphémère des richesses naturelles. La générosité coutumière de celles-ci fait que l'on y puise au-delà des besoins sans avoir conscience de compromettre les chances de reproduction de certaines espèces. Le fait de "débrousser", couper, cueillir dans la luxuriance environnante ou de pêcher sans contrainte dans un tel contexte est si grisant que, parfois, la notion de gestion des ressources paraît déplacée. C'est parfois à l'écoute d'anciens, au retour d'une expédition, après un séjour à l'étranger... que naît cette conscience face à l'appauvrissement du nombre des cochons sauvages, la disparition de variétés d'arbre à pain, de bananiers, d'algues, langoustes et autres coquillages ou crustacés...

8 L'image de l'enfant varie infiniment entre le nourrisson, l'enfant qui gambade et l'adolescent... ; ses chances aussi ! Celle de la famille tout autant, surtout à présent où rien de ce qui l'avait autrefois soutenue, sous la forme particulière mais apparemment efficace qui avait été la sienne, n'est assez fort pour l'étayer à présent sous les coups de boutoirs du changement de vie très mouvant, voire précaire, de notre époque.

9 Terme voisin de mot arioi s'appliquant à Tahiti à un groupe participant au même esprit, probablement à l'origine, mais transformé en une communauté très structurée formée de "prêtres baladins", fidèles du dieu Oro, dont le tatouage marquait l'appartenance à l'un des huit degrés de leur hiérarchie.

10 Le tau'a le plus investi de pouvoir vivait quant à lui dans un lieu reculé, comme souvent les personnes particulièrement tapu.

11 Plante de la famille du poivrier dont la consommation provoque un état soporifique et onirique ; il nécessitait un entretien minutieux.

12 Tohua désigne un espace plan ; celui de koika ou koina suggère l'idée de fête et de bruit, d'où taha koina qui désigne aussi " l'endroit pour la fête ".

13 Les banians (Ficus prolixa var. marquesensis : ao'a) qui y prospéraient frappent toujours par leur ampleur et leur majesté ; ils symbolisaient le chef, lien entre la terre et le ciel où résident les ancêtres dont il tire sa puissance. Comme lui, il protège et nourrit son peuple : les nombreux oiseaux qui le visitent. Ils n'étaient pas les seules plantes associées aux divinités en raison de leur odeur, de leur dimension, de la couleur de leur bois, de leurs fleurs... Ne serait-ce que pour leur beauté, et bientôt leur rareté, il serait important qu'un tel respect les entoure à nouveau, eux et leur environnement.

14 Il nomme cette dernière tikigène : issue du tracé d'un tiki, en l'occurrence un dieu ou etua.

15 Elles étaient encore parfois de coupe légèrement curviligne, avec une section quadrangulaire, plano-convexe, plano-convexe inversée et lenticulaire sans tenon comme aux Samoa-Tonga et plus à l'ouest dans le Pacifique, puis développèrent parallèlement une forme de section triangulaire qui devint courante pour les plus récentes.

16 H. Lavondès et Y. Lemaître notent qu'à la différence des Tahitiens qui ont une classification tripartite de leurs aliments : nourriture végétale, animale et sauces, celle des Marquisiens est bipartite ; à kaikai qui s'applique à tout ce qui est comestible et désigne l'aliment d'origine végétale par excellence, ressenti comme fondamental, s'oppose 'ina'i, l'aliment d'origine animale. Ce dernier n'est en fait qu'un complément qualitatif, très apprécié mais souvent limité.

17 J. Neyret, 1974, Pirogues océaniennes, vol. II, Editions de l'Association des Amis des Musées de la Marine, Paris.

18 Ce motif de nutu kaha n'était tatoué qu'aux personnes tapu et suggère non un visage mais une face animale (nutu). Il rappelle l'usage de maintenir les mâchoires d'un crâne à l'aide de fibres de coco tressées (kaha) ; sur le plan symbolique, ces liens évoquent ce que l'on noue par un sort. En dehors de cette allusion à un captif sacrifié s'ajoute la présence parfois, sur les pirogues de guerre, de petits personnages allongés dans la posture de victimes dans l'attente d'être offertes aux dieux.

19 Elles se développèrent au sud sous l'influence de déserteurs ; le premier fut un Hawaiien - Tama - qui enseigna de nouvelles conceptions et techniques de guerre. D'autres prirent le relais jusqu'à ce qu'un équilibre relatif se soit installé à la mort des chefs les plus belliqueux.

20 D'où l'aisance à utiliser le terme de " vieux ", encore à présent dès que l'on dépasse la trentaine, sans qu'il y ait, à l'origine, d'irrévérence, au contraire !

21 L''enata ou Marquisien fut souvent réduit à une simple figure en bâtonnet ou en damier par les tuhuna que ce soit en sparterie, dans la gravure, le tatouage ou, plus tardivement, la pyrogravure pour aboutir à un simple trait, un point, dans les compositions où une descendance innombrable est évoquée, par exemple ; cf. le travail ethnographique de K. von den Steinen.

22 Ce très beau motif (iconographiquement apparenté à un svastika) connaît autant de variantes qu'il existe de représentations anciennes et probablement de familles pour l'arborer. Il dérive de la figure d'un etua (une divinité) d'où son nom de kea etua dans les îles du sud. Au nord, il est appelé hope vehine : bas du tronc d'une femme, ce qui met l'accent sur son rôle pour la pérennité des familles. Une des représentations de hope vehine nait quant à elle du rapprochement de deux figures masculines (deux "tridents") accolées, comme le souligne W. Handy.

23 Un rasoir à main, une aiguille, de l'encre de Chine et du fil suffisait ; l'aiguille est à présent montée sur un rasoir électrique et changée à chaque individu. Le tatouage est souvent un geste d'amitié, un souvenir.

24 Les recherches menées par l'université de Berkeley (S. Millerström) soutenue par le Département d'archéologie du Territoire, et celles poursuivies sur l'occupation ancienne des vallées par P. Ottino-Garanger (ORSTOM, IRD à présent), en dénombrèrent autour de six mille ainsi que quelques fresques et ce dans une quarantaine de vallées des six îles habitées de l'archipel.

25 Un peu plus de 66% du total sont de type géométrique, pour la plupart circulaires. Les éléments anthropomorphes représentent près de 23% du total ; les animaux marins, les quadrupèdes et les oiseaux constituent le reste de l'inventaire mené par S. Millerström.

26 Plaisir incontestable auquel se livrent toujours volontiers nombre de Marquisiens qui ne cessent de composer... (cf. Rataro, le Kanahau trio...). La volonté d'exister à travers le chant et de vivre à travers une langue ce qu'elle exprime profondément sont, avec la danse et le tatouage, une des manifestations les plus tangibles, à la fois touchante et efficace, du " renouveau culturel " à lier au retour de ceux qui partirent dans les années 1970 pour apprendre et travailler au CEP (Centre d'Expérimentation du Pacifique) ou instituteurs, sculpteurs, simples mères de famille, etc.

27 Merci à Anne Lavondès pour sa connaissance de la culture marquisienne et les précisions et informations qu'elle ne cesse de donner à ceux qui la questionne ; ce texte lui doit beaucoup ainsi qu'à Henri qui nous a quitté en août 1998 alors qu'il continuait d’œuvrer à l'approfondissement de la connaissance de cette culture et de sa tradition orale, grâce aux chaudes amitiés et à la confiance que des 'enata lui avaient accordées. Merci à nos amis du Fenua.

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